Condamnation de la France par la CEDH dans un dossier de droit de préemption porté par le cabinet Jorion

Par un arrêt rendu le 9 novembre 2023 (arrêt Legros), la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour violation du droit à un procès équitable et atteinte au droit de propriété de l’acquéreur évincé d’un bien immobilier victime de l’exercice du droit de préemption.

Ce faisant, la CEDH a estimé que la jurisprudence Czabaj (CE, Ass., 13 juillet 2016) du Conseil d’Etat avait porté atteinte aux droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme. Cette jurisprudence Czabaj est à l’origine d’un revirement de jurisprudence qui, de façon rétroactive, a limité le délai de recours pour contester une décision administrative.

M. Legros avait souhaité acquérir un bien immobilier, bien qui a été préempté par une commune. Faute d’être informé de la possibilité d’un recours devant les juridictions administratives et de son délai, il n’a pas saisi immédiatement le tribunal administratif compétent. La règle était et est toujours en effet que Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision (art. R. 421-5 du code de justice administrative).

Enfin informé de la possibilité d’exercer un recours contre la décision de préemption, M. Legros a saisi la justice et a obtenu satisfaction en première instance. Le tribunal administratif a annulé la décision de préemption, relevant pas moins de trois illégalités, et a enjoint la commune de lui proposer le bien.

Le Conseil d’État ayant modifié le délai de recevabilité des recours, et l’ayant appliqué de façon immédiate, la cour administrative d’appel, saisi en appel par la commune, a estimé que Monsieur Legros était tardif et a rejeté sa requête.

Monsieur Legros a été le premier, en septembre 2017, à saisir la Cour européenne des droits de l’homme, en contestant cette jurisprudence Czabaj et les conséquences qu’elle avait eu pour lui. Depuis, 17 autres requérants ont également contesté cette jurisprudence qui est aujourd’hui d’une application généralisée en droit administratif français.

Après 6 ans d’instruction, la CEDH a considéré que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité ne porte pas une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention.

En revanche, la Cour a posé que, eu égard à l’imprévisibilité et à l’imparabilité de la règle nouvelle, appliquée de façon rétroactive, la jurisprudence Czabaj a restreint le droit d’accès des requérants à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

De surcroît, dans le cas de M. Legros, sur le terrain du droit au respect des biens, la CEDH a estimé que eu égard à la perte de jouissance du bien dont il a été privé, et aux chances qu’il avait de se le voir restituer, le juste équilibre requis par l’article 1er du Protocole n° 1 a été rompu au détriment du requérant et, en conséquence, qu’il y a eu violation de cet article.

Si la Cour européenne des droits de l’homme continue à admettre la possibilité pour les juridictions de procéder à des revirements de jurisprudence, elle a néanmoins sanctionné l’application immédiate et rétroactive de la modification d’une règle de recevabilité. Il est regrettable que le Conseil d’État, aujourd’hui directement désavoué par la Cour européenne des droits de l’homme, n’ait pas était plus soucieux de la prévisibilité par les justiciables des règles de recevabilité.

Benoît Jorion
Avocat à la Cour d’appel de Paris
Spécialiste en droit public